LA GAZETTE DU CLUB DES MONSTRES |
NUMÉRO 151
par Jean-François Berreville
UN PETIT QUI VOYAIT GRAND DE GRANDS PERSONNAGES POUR DE PETITS BUDGETS
Bert I. Gordon, passionné de cinéma obstiné en dépit des critiques. Créatures et Imagination faisait état récemment de la disparition de l’acteur Joe Turkel, qui avait incarné Tyrell, le concepteur du programme génétique à l’origine des Répliquants dans le film Blade Runner de Ridley Scott et avait un peu plus tôt interprété le barman fantôme de Shining de Stanley Kubrick. S’il avait déjà tourné sous la direction de ce dernier dans Les sentiers de la gloire (Paths of Glory), il était aussi apparu au générique de plusieurs films de Bert I. Gordon, Tormented, The Boy and The Pirates et Village of the Giants. Le réalisateur, centenaire, vient à son tour de s’éteindre le 8 mars 2023. Son implication prolongée dans le cinéma de l’imaginaire, mettant régulièrement en scène des êtres extraordinaires, mérite qu’on lui rende ici hommage. Utilisant la rétroprojection pour diminuer ou plus souvent encore agrandir à l’écran la taille de ses protagonistes, il avait reçu du créateur du magazine Famous Monsters Forrest J. Ackerman le surnom de Mister Big, condensé de ses initiales mais qui signifie aussi "grand" en anglais. Né le 24 septembre 1922, l’Américain Bert Ira Gordon avait commencé à se familiariser dès l’âge de 13 ans avec le cinéma et avec les techniques les plus accessibles d’effets spéciaux grâce à une caméra offerte par sa tante. Il s’engagea dans l’aviation américaine lors de la Seconde guerre mondiale. Il se marie au sortir du conflit avec sa première épouse, Flora, avec laquelle il réalise des publicités pour la télévision. Au début des années 1950, il est engagé comme assistant de production par la chaîne CBS sur la série Racket Squad et en 1954 il est le producteur et le responsable de la photographie du film d’aventures Serpent Island réalisé par Tom Gries. Bert I. Gordon confia à ce dernier l’écriture du scénario de son premier film réalisé l’année suivante, King Dinosaur, recyclant un certain nombre de plans empruntés à d’autres pellicules. L’histoire alterne romance et aventure de quatre explorateurs débarquant sur la planète Nova qui s’est rapprochée de l’orbite de la Terre. Celle-ci est très similaire à notre planète par son atmosphère, sa végétation et une faune tout droit sortie de l’Amazonie mais comportant quelques représentants gigantesques, tatou, courtilière ou grillon-taupe et un monumental iguane trônant sur une île qui donne son titre au film et qui sera détruit par une bombe atomique.
En 1957, le réalisateur et créateur d’effets spéciaux participe de la vague de films consacrés aux insectes géants avec The Beginning of the End. Prenant modèle sur le classique de l’année précédente, Des monstres attaquent la ville (Them !) de Gordon Douglas et son invasion de fourmis géantes, il débute par un climat de mystère en dévoilant des habitations dévastées par une force inconnue. En dépit de la volonté de censure de l’armée voulant prévenir la panique, la vérité est découverte par la journaliste obstinée Audrey Aymes (Castle Peggie) : les fruits géants qu’est parvenu à obtenir un centre de recherche agronomique ont propagé chez des criquets un gigantisme que n’a pu prévenir le responsable chargé du contrôle des insectes interprété par Peter Graves, le Docteur Wainwright. Ces gigantesques criquets migrateurs – de vrais criquets que Bert I. Gordon fait avancer sur des photos de monuments avec un séchoir pour donner l’impression qu’ils les escaladent vraiment – finissent par gagner Chicago en semant la destruction au point que l’armée envisage de larguer une bombe atomique, jusqu’à ce que le chercheur ait l’idée de les attirer dans le Lac Michigan pour les noyer en y faisant diffuser au travers de haut-parleurs leur stridulation d’accouplement. Le réalisateur parvint à obtenir une autorisation spéciale du département d’État à l’agriculture pour faire venir des criquets du Texas jusqu’en Californie à la condition qu’il ne s’agisse que de mâles afin d’éviter leur implantation locale, et encore un représentant de l’administration vérifiait-il tous les matins qu’aucun individu ne s’était échappé ; cependant, la promiscuité des mâles éveilla chez eux la propension au cannibalisme entre deux tournages, de sorte que ne demeurèrent que douze acteurs hexapodes disponibles pour la scène finale...
Bert I. Gordon enchaîna avec The Cyclops, qui lui valut un séjour en prison faute d’avoir sollicité une autorisation de tournage. Estimant qu’il pouvait économiser le budget en réalisant des scènes supplémentaires durant la nuit grâce à une pellicule spéciale, il se blessa après s’être substitué au cameraman initial qui contestait le procédé. Susan Winter (Gloria Talbot) recherche son mari, un pilote d’essai qui a disparu au Mexique. L’expédition est confrontée à divers animaux géants effrayants, la radioactivité naturelle de l’endroit ayant eu à long terme un effet spectaculaire sur la croissance des organismes. L’époux a survécu, gravement défiguré et n’ayant plus qu’un œil, et est lui aussi devenu gigantesque, donnant la chasse à l’équipe qui se réfugie dans une grotte. Les choses sont aggravées par l’avidité du prospecteur joué par Lon Chaney Jr, tout à sa joie d’avoir découvert le gisement d’uranium. L’épouse peine à accepter que son cerveau endommagé en ait fait une brute dangereuse, laquelle connaîtra finalement le sort terrible du Polyphème mythologique auquel renvoie le titre. Toujours la même année, le réalisateur met en scène un autre géant dans The Amazing Colossal Man ; c’est en essayant de sauver le pilote d’un avion de tourisme pris dans un essai atomique que le Colonel Glenn Manning (Glenn Langan) est contaminé par la radioactivité et, après avoir perdu ses cheveux, commence lui aussi à voir sa taille croître irrésistiblement – révélée notamment au travers d’un mobilier de plus en plus miniaturisé pour créer le contraste, conçu par Paul Blaisdell, au point de devoir être logé sous un chapiteau, ce qui lui donne l’impression d’être devenu un phénomène de foire, tandis que les scientifiques s’efforcent de comprendre le processus, parvenant à réduire la taille d’animaux de ménagerie. Désespéré, bien qu’à l’instar du film précédent, sa fiancée Carol Forrest (Cathy Downs) lui conserve son amour, et perdant la raison du fait que son cœur peine à envoyer au cerveau une quantité de sang suffisante pour l’irriguer correctement, il erre dans Las Vegas où il cause quelque destruction, empale le médecin qui voulait lui administrer un remède avec la pointe de la seringue qui lui a fait mal, puis dans une fin réminiscente de King Kong, accepte de reposer à terre sa fiancée avant d’être abattu par l’armée et de chuter dans le fleuve Colorado.
Le personnage revient en 1958 dans une suite, Revenge of the Colossal Man aussi connue sous le titre War of the Colossal Beast avec le rôle du Colonel Manning repris par Duncan Dean Martin, qui avait déjà sous le masque endossé le rôle du géant de The Cyclops et est à nouveau borgne suite à sa chute. Comme dans celui-ci, une femme, cette fois sa sœur, Joyce Manning (Sally Fraser), part à sa recherche au Mexique où un camion transportant des victuailles a été mystérieusement soulevé et où une empreinte de pas gigantesque est imprimée dans le sol. Le colosse est capturé par l’armée et ligoté dans une base militaire où sa sœur tente de le calmer depuis une passerelle dans des plans qui annoncent assez King Kong 2, mais il s’échappe plusieurs fois et décide finalement de se suicider en s’électrocutant volontairement avec un pylône dans un épilogue tourné en couleur clôturant cette trilogie de géants maudits.
Bert I. Gordon revint aussi la même année aux animaux géants ; stimulé par le succès de Tarantula réalisé par Jack Arnold en 1955, il entreprend de mettre à son tour en 1958 en vedette une mygale rendue gigantesque par le même procédé de rétroprojection, et inclue aussi une scène d'irruption dans une demeure d'une patte titanesque créée par Paul Blaisdell. À l'instar de Danger planétaire (The Blob) réalisé la même année, le couple d'adolescents du film, Mike (Gene Persson) et Carol (June Kenney), éprouve des difficultés à convaincre le shérif de la menace découverte dans une grotte, jusqu'à l'horrible évidence sous la forme d'une victime vidée de son énergie, conçue selon toute vraisemblance par le maquilleur Paul Blaisell pour une somme modique. L’énorme arachnide semble vaincu mais un groupe musical aux violentes percussions finit par réveiller le monstre. La connaissance du réalisateur en matière de pellicule qu’il avait déjà mise à profit sur The Cyclops lui permit de tourner grâce à un film ultrasensible et à temps d’exposition long des plans de The Spider dans les Cavernes de Carlsbad au Nouveau-Mexique où l’utilisation d’un éclairage brillant n’est pas permis afin de ne pas perturber l’écosystème.
Un autre classique de Jack Arnold, confrontant l’espace d’une séquence un homme et une araignée bien plus grosse que lui, avait marqué les esprits, L’Homme qui rétrécit (The Incredible Shrinking Man) et, toujours en 1958, Bert I Gordon entreprit également de mettre en scène des personnages minuscules mais au lieu de s’inspirer du film précédent, il se place plutôt dans la lignée du Dr Pretorius et de ses homoncules de La Fiancée de Frankestein (The Bride of Frankenstein) de James Whale ainsi que du savant éponyme de Dr Cyclops d’Ernest Schoedsack, avec son fabricant de poupées Franz interprété par John Hoyt dans La révolte des poupées (Attack of the Puppet People) qui se prend pour un démiurge en miniaturisant des êtres humains qu’il tient en sa merci. C’est cependant moins une conception pervertie de la science qui l’anime comme ses deux prédécesseurs, qu’une phobie maladive de la solitude le rendant presque pathétique, lorsqu’il trouve par cet étrange procédé le moyen de garder à ses côtés ceux qui veulent le quitter telle sa dernière secrétaire. Il les range dans de petites boîtes et les sort régulièrement de leur catalepsie pour leur offrir des plages festives, avec une affection paternaliste mais qui n’en témoigne pas moins d’une possessivité purement égoïste, son petit monde en représentation n’existant que pour le divertir. Lorsque les investigations de la police enquêtant sur les disparitions se resserrent autour de lui, il ne songe, à l’issue d’une ultime séquence ludique prévue dans un théâtre fermé, qu’à les anéantir avant de se suicider, mais le petit ami miniaturisé (John Agar, acteur célèbre de la science-fiction de l’époque) parvient à s’enfuir avec sa fiancée, la secrétaire, et après avoir échappé à un chien hargneux qui paraît titanesque à leur échelle, ils découvrent un colis adressé à Franz, s’y introduisant afin d’être acheminé à son domicile, activent le dispositif en le réglant sur la position inverse et regagnent leur taille d’origine avant de se trouver face à leur mauvais génie, piteux à présent qu’il est dépourvu de toute emprise à leur endroit. Hoyt confère une vraie intensité à son personnage tourmenté. On voit qu’au travers de ces histoires exubérantes de changement de taille, Bert I. Gordon parvient à intéresser au sort de ces personnages, et dans ce dernier film, c’est cette fois celui dont la taille ne change pas qui apparaît monstrueux, tout en suscitant un soupçon de compassion.
Dans les années 1960, le réalisateur se renouvelle en traitant du gigantisme sous un angle moins tragique, dans l’esprit plus léger du cinéma de l’époque. Le ton du Village des géants (The Village of the Giants) s’écarte notablement du drame de pitoyables personnages que leur gigantisme dépossédait progressivement de leur humanité et conduisait à un sort funeste. Ce film de 1965 inspiré partiellement par le roman d’H.G. Wells La nourriture des Dieux (The Food of the Gods) s’apparente davantage avec son ton souvent badin à une forme de comédie à la manière du futur Chérie, j’ai agrandi le bébé, et comporte quelques numéros musicaux à l’instar des films alors destinés au public adolescent. Une substance conçue par un génie précoce, le très jeune Ron Howard (future vedette de série télévisée et réalisateur de films comme Cocoon et Seul au monde), amène ceux qui l’absorbent à grandir démesurément, et c’est ce qui survient à des oies qui se mêlent à une fête dansante avant que les malheureuses passent à la broche pour un pantagruélique banquet, puis à un groupe d’adolescents de passage dirigés par Fred (Beau Bridges) qui ont l’idée saugrenue de tester le composé et deviennent des titans tout-puissants, tenant les adultes en leur pouvoir comme une préfiguration de la révolte estudiantine de mai 1968. La pulvérisation d’un remède sous forme de gaz les ramènent à leur état d’origine et a raison de leur prétention, lorsque comme à la fin de La révolte des poupées, ils sont dépossédés de leur pouvoir de domination par le retour à la normale. Le film s’achève sur une ultime touche humoristique avec l’arrivée à Hainesville d’un petit détachement de nains espérant visiblement remédier à leur condition.
Le réalisateur aborde par ailleurs de nouveaux genres de l’imaginaire dans la décennie. Avec Tormented, Bert I Gordon propose en 1960 un thriller surnaturel et psychologique très réussi. Un pianiste de jazz, Tom Stewart, incarné par un autre grand acteur de la science-fiction des années 1950, Richard Carlson, éconduit une jeune fille, Vi Mason (Judi Reding), au profit de Meg Hubbard (Lugene Sanders) avec laquelle il prévoit de convoler, mais son amante refuse sa décision et chute d’un phare au cours de la dispute sans que son partenaire esquisse un geste pour la sauver. Par la suite, le souvenir de la noyée va se manifester avec une présence de plus en plus marquée aux yeux de Tom, celui-là croyant voir son corps dans un paquet d’algues, une trace de pas supplémentaire tandis qu’il chemine sur la plage avec sa bien-aimée, puis la défunte semblant se matérialiser sous la forme d’une main, d’une tête narquoise et finalement en entier alors qu’il s’apprêtait à pousser du phare la petite sœur de la future mariée, Sandy (Susan Gordon, fille du metteur en scène) qui sait qu’il a assassiné le batelier Nick (Joe Turkel), un maître-chanteur persuadé du meurtre de Vi qu’il n’avait jamais vue repartir de l’île. Le film est très subtil, il laisse entendre que le remords refoulé est la cause des visions de Tom, mais quelques éléments plus concrets, le flétrissement soudain des fleurs lors de la cérémonie du mariage et la bague de fiançailles de la jeune femme emportée par l’océan qui revient mystérieusement sur une table, pourraient laisser penser que la hantise est bien réelle. La mort de Tom tombé du phare dans la scène finale semble le réunir avec Vi dans l’épilogue, les deux corps étant rendus par la marée côte à côte avec la bague revenue au doigt de la morte, comme si cet amour non partagé était malgré tout concrétisé post-mortem. Tormented ménage ainsi l’ambiguïté tout au long du récit, à la manière du Crâne hurlant (The Screaming Skull) d’Alex Nicol en 1958, autre histoire de vengeance féminine posthume, deux œuvres sous-estimées qui mériteraient d’être réévaluées, annonçant par leur approche les ultérieurs Les innocents (The Innocents) filmé l’année suivante par Jack Clayton et La maison du diable (The Haunting) en 1963, classiques reconnus devenus des références du cinéma d’épouvante reposant sur la suggestion.
La même année, Bert I Gordon met en scène un génie dans The Boy and the Pirates qui dépeint les aventures d’un jeune garçon confronté à des brigands des mers, puis il revient plus ouvertement au Merveilleux avec L’épée sauvage (The Magic Sword). George, interprété par Gary Lockwood, future co-vedette de 2001, L’Odyssée de l’espace (2001 : A Space Odyssey) et sa mère adoptive, une sorcière bienveillante (Estelle Winwood, qui apparut précédemment dans l’adaptation d’un conte irlandais par les studios Disney, Darby O’Gil et les farfadets (Darby O’Gil and the Little People) qui a révélé Sean Connery), unissent leurs efforts pour contrecarrer le plan de Sir Branton (Liam Sullivan) et de son allié le maléfique sorcier Lodac (Basil Rathbone) décidé à l’aider à épouser la princesse Hélène (Anne Helm), en échange d’un anneau magique. George triomphe des épreuves dont un géant simiesque, avant de tuer le dragon bicéphale cracheur de feu auquel Lodac sacrifiait les jeunes filles enlevées dont la famille n’avait pas versé la rançon, une assez belle création animée de l’intérieur par deux manipulateurs. Le cinéaste raconte son histoire sous l’angle du pur Merveilleux, avec ce combat entre magie blanche et sorcellerie, le contexte chrétien médiéval de la légende de Saint George étant totalement absent du film à l’exception de la croix qui figure sur la tunique de chevalier du héros, similaire à celle des Templiers. La pauvre réception critique n’a sans doute guère incité Bert I Gordon à persister dans le domaine, mais le film représente néanmoins un divertissement honorable assez similaire aux œuvres ultérieures de l’époque comme la troisième version du Voleur de Bagdad (Il ladro di Bagdad) réalisée en 1961 par Arthur Lubin avec Steeve Reeves dans le rôle de Karim et Captain Sinbad dirigé en 1963 par Byron Haskin avec Guy Williams (la vedette de la série Zorro) dans le rôle principal au côté desquelles elle est digne de figurer.
Après avoir réalisé dans les années 1970 quelques comédies sexy comme How to succeed with sex ainsi que Witched/Necromancy avec Orson Welles interprétant un sorcier maintenant sous sa coupe une petite ville et Mad Bomber mettant en scène Chuck Connors dans le rôle d’un terroriste, tous deux réalisés en 1972, Bert I Gordon pressent que la vague de films catastrophes d’inspiration écologique est propice à proposer de nouveaux films confrontant des personnages à ses animaux exagérément grossis, dans la lignée des Rongeurs de l’apocalypse (Night of the Lepus) de William T. Claxton en 1972 dont le titre original, à défaut de la bande-annonce plus énigmatique, ne dissimule pas que le sujet porte sur des lagomorphes démesurés et dévastateurs suite à une injection déstabilisant leur équilibre hormonal. Bert I Gordon décide ainsi en 1976 de s’intéresser à nouveau au roman d’H.G. Wells La nourriture des Dieux (The Food of the Gods) en en adaptant cette fois la première partie mettant en scène des animaux devenus géants après avoir absorbé un produit s’écoulant du sous-sol dont un industriel interprété par Ralph Meeker voudrait bien exploiter les propriétés. La première partie du film suscite l’inquiétude au travers de la menace omniprésente que représente dorénavant la forêt, préfigurant l’atmosphère de Prophecy de John Frankenheimer dépeignant en 1979 un paysage de montagne hanté par son ourse mutante. La seconde orchestre le déferlement d’attaques par des animaux géants déchaînés, notamment des rats, dressés à l’occasion d’études universitaires, qui évoluent dans des décors miniatures, en alternance avec des modèles grandeur nature complémentaires de ses trucages optiques que le cinéaste a eu l’heureuse initiative de commander à l’équipe du célèbre maquilleur Tom Burman et à Rick Baker en renfort permettant de vraies interactions avec les interprètes. Les répliques mécaniques géantes des rats et guêpes sont très réussis et les vers de farine ainsi que le coq monumental sont tout particulièrement impressionnants, cette faune féroce donnant du fil à retordre à l’athlète Morgan (Marjoe Gortner) et aux habitants de l’île. Le réalisateur est parvenu à mener à bien son projet dans les délais, en dépit de la coupure d’électricité et de l’épaisse couche de neige qui a recouvert la petite île au large de Vancouver sur laquelle avait lieu le tournage à l’occasion de deux tempêtes soudaines, en usant de lance-flammes pour faire fondre la neige là où les scènes devaient être filmées.
L’année suivante, Bert I Gordon réitère l’expérience avec L’Empire des fourmis géantes (Empire of the ants) mettant en vedette Joan Collins, future vedette de la série Dynastie, dans le rôle de Marilyn Fryser, un agent immobilier s’apprêtant à faire visiter à des acheteurs un parc immobilier dans une île paradisiaque quand le navire commandé par le Capitaine Dan Stokely (Robert Lansing, personnage maléfique de 4D Man, qu'on retrouvera confronté à des arthropodes géants dans Island Claws en 1980 et The Nest en 1988) est attaqué par une horde de fourmis géantes après leur imprégnation par le contenu d’un fût radioactif rejeté par la marée. Les naufragés tentent d’échapper aux attaques des colonnes infernales qui quadrillent l’île, avant de détruire la colonie qui s’est établie dans une sucrerie. Le tournage a eu lieu dans les jungles du Panama où vivent les fourmis mortelles dont le réalisateur avait besoin, nécessitant une grande prudence dans leur maniement. Le cinéaste recourut au grossissement des insectes filmés en macroscopie, frénésie de fourmis à la coloration d'un noir prononcé qui évoque un grouillement d'araignées, mais qui apparaissent parfois trop notablement superposés aux acteurs, ainsi qu'à des modèles géants pour les plans rapprochés. L’intensité du film faiblit parfois et L’Empire des fourmis géantes demeure la dernière contribution du cinéaste au thème des animaux géants, en dépit de sa tentative d’achever Devil Fish en 1979. Bert I. Gordon avait appris dans cette perspective la plongée sous-marine et avait commencé à filmer des plans sous l’océan après avoir cherché autour du monde les lieux les plus appropriés à son sujet. Le film devait mettre en scène des requins de quinze mètres de long et des diables des mers géants, le réalisateur déclarant alors avec un ton empreint de forfanterie qu’il s’agirait de véritables poissons et pas d’un requin mécanique comme celui des Dents de la mer (Jaws), espérant qu’il serait lui aussi un énorme succès et ferait plus d’entrées que La Guerre des étoiles (Star Wars,), mais cet optimisme n’était visiblement pas partagé puisque le projet ne put être mené à son terme.
Bert I Gordon acheva sa carrière par quelques thrillers, le dernier, Secrets of a Psychopath en 2014 portant sur les rapports troubles d’un tueur en série avec sa sœur, dont il avait aussi comme pour nombre des films précédents écrit le scénario. Une dernière contribution notable au genre imaginaire est son film d’épouvante de 1981 The Coming, aussi connu sous le titre de Burned at the Skate, qui revient sur l’épisode tragique de la chasse aux sorcières qui s’est déroulée à la fin du XVIIème siècle dans la petite ville de Salem aux États-Unis. Lors d’une visite scolaire du musée consacré à cette page d’histoire, un personnage inquiétant s’anime soudain au milieu des mannequins représentant les protagonistes de l’époque et terrifie une des fillettes. Celui-ci, William Goode, joué par David Rounds, est le père d’une enfant devant être brûlée à Salem en tant que sorcière, lequel a brutalement été transporté à la fin du XXème siècle et s’efforce de convaincre Loreen Graham (Susan Swift qui jouait déjà une réincarnée en 1977 dans Audrey Rose), parente et sosie de l’authentique accusatrice Ann Putnam qui la possède, de changer le passé en agissant au travers de cette interconnexion temporelle pour désavouer l’inquisiteur lors du procès, lequel est revenu de l’au-delà sous forme démoniaque pour contrecarrer ce projet. Le père dévasté mais déterminé et la fillette qu’il a ralliée à sa cause sont secondés par un chien mystérieux et une sorcière bienveillante moderne basée sur une véritable pratiquante que le réalisateur a tenu à rencontrer. Le charme de ce film assez inspiré s’apparente assez à celui des films d’épouvante des années 1980 à petit budget, et comporte un certain nombre de scènes effrayantes assez marquantes, comme lors d’une sortie scolaire la mort devant ses élèves de l’institutrice qui voulait protéger l’enfant de la chute d'une branche et l’apparition d’une créature sombre et assez informe, une manifestation du Mal qui élimine un adversaire du personnage diabolique qui prétendait néanmoins à la tête du tribunal agir au nom du Bien, en instrumentalisant de manière perverse la religion. Ce film modeste évoque ainsi de manière assez originale la tragédie historique du Procès des Sorcières de Salem, révélant au travers du Fantastique le caractère pernicieux de la superstition et du fanatisme ainsi que la plaie toujours actuelle de la délation.
On pourrait certes émettre quelque doute quant à la perspective que l’œuvre de Bert I. Gordon passe véritablement à la postérité, celle-là étant déjà en partie oubliée du grand public et considérée avec condescendance par les cinéphiles les plus élitistes. Néanmoins, en dépit de leur faible budget, ses films demeurent très regardables, collant au style de leur époque, témoignant d’un véritable savoir-faire, et remplissent sans faillir leur mission de divertissement que leur avait assignée leur modeste auteur, au-delà de la projection éphémère pour les spectateurs des drive-in. Le méconnu Tormented mériterait d’être considéré comme un vrai film d’auteur, ou à tout le moins comme un classique de l’épouvante. Bert I Gordon apparaît comme un artisan estimable dont la passion pour raconter des histoires sur grand écran s’est maintenue au fil des décennies, digne de figurer dans l’Histoire du cinéma même si ce n’est probablement pas au premier plan, en compagnie d’autres producteurs et réalisateurs de films à budget modique comme William Castle et Roger Corman qui ont enrichit l’offre du cinéma de l’imaginaire de la seconde moitié du XXème siècle. À la triste occasion de sa disparition, il ne semblait pas illégitime, notamment à l’intention des lecteurs francophones qui ne connaissent pas nécessairement son nom, de l’honorer en ces pages pour en rappeler le souvenir.
Jean-François Berreville Retrouvez plus d'hommages et de références sur le blog de Jean-François Berreville creatures-imagination.blogspot.com |
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